Janvier 2007 - Les montagnes, la jungle, l'Inde et la séparation

Publié le par Quentin Moreau

C'est décidé, la trêve de Noël est rompue. Vous recevez les nouvelles
que vous n'avez pas eues depuis presque deux mois maintenant.

Je vous avais laissé a Pokhara, d'où nous partions marcher pour
quelques semaines.
Nous l'avons fait. Vingt-cinq jours complets de marche. Les Himalayas
offrent des paysages aveuglants de beauté et de grandeur. Ils offrent
aussi leur lot d'horreur, drainant un tourisme presque de masse sur
quelques rares itinéraires. Rendant ceux-ci hors de prix, suréquipés
d'hôtels, de German Bakery, de vendeurs de souvenirs et même de moines
exigeant leur donation.

Nous sommes partis le cœur léger. Six heures de bus jusqu'à Beni, le
lendemain six heures de marche dans une vallée nichée de petits
villages. Les maisons à deux étages et toutes de pierre. Une gentille
chaleur. Des champs en terrasse où poussent le riz et les lentilles.
Des forêts aussi.

Nous sommes partis le sac lourd. Sept jours de vivres, tente et
réchaud, crampons, piolet et corde. Le corps a souffert puis le corps
s'est habitué et n'a plus haussé le ton. L'esprit a fatigué lui aussi,
puis il s'est contenté de profiter de l'itinérance.

Le premier jour a passé. Puis les suivants.
Premières étapes d'une aventure qui en aura compté douze.
Le tour du Daulaghiri, le 8000m le plus à l'Ouest du Népal.
Une circumambulation qui nous a vu monter de village en village
jusqu'au dernier, de la route au chemin jusqu'à ce qu'il n'y ait plus
qu'une vague sente, de la large vallée à la gorge jusqu'à la moraine.

Il nous a fallu six grosses journées avant d'atteindre le pied de la
face SW du monstre. Durant lesquelles nous avons dû quêter pour de la
nourriture et du logement auprès des villageois ou auprès de rares
échoppes jalonnant la route à cet effet. La tente n'a pas dû être
sortie, toujours nous logions sous un appentis ou une terrasse ou une
petite galerie couverte. Chaque soir nous avons trouvé une gentille
famille pour nous cuisiner un traditionnel dhal bat (riz à volonté
accompagné de lentilles et d'un curry de légumes, excellent et
bourratif).

Tant qu'il y a des villages, les chemins sont entretenus, bien marqués
sans pour autant être faciles. Abruptes montées et descentes toujours
donnant, à pic, sur le torrent en contrebas. La montagne est vivante
ici. Les gens la parcourent, vont vendre leurs produits et en acheter
d'autres. Au détour du chemin, il y a toujours une femme ou un homme
portant un grand panier sur le dos. N'était-ce quelques bergers, les
montagnes suisses, françaises ou espagnoles paraissent bien mortes,
peuplées uniquement de leurs randonneurs.

Mais une fois le dernier village dépassé, le Népal ne déroge pas à la
règle européenne. Les chemins et les sommaires ponts sur les torrents
sont construits ou tracés par le tenancier de « l'auberge » sise plus
haut et qui reçoit absolument tous les trekkeurs qui viennent
s'adonner à leur futile passe-temps.

Il aura fallu passer les villages et leurs champs, la forêt tropicale
avec ses cathédrales de verdure, un peu de forêt primaire, intouchée
et intouchable. Il aura fallu traverser à de multiples reprises des
torrents sur d'improbables passerelles faites de deux ou trois
rondins, puis plus haut se hâter dans de lugubres fourrés de bambous,
juste assez haut pour boucher la vision et laisser deviner le ciel
avant enfin que l'horizon ne s'élargisse.
Italian Base Camp – 3600m. Comme une longue bergerie toute de pierres
de taille posées sans mortier. La limite de la vie. Quelques herbes
roussies par la saison déjà bien avancée. Un gardien, des tentes de
trekkeurs, des cuisiniers dont l'art dégage des odeurs enviées, des
porteurs qui jouent aux cartes en riant. Au-delà, juste un peu plus
loin, c'est 4,5km de verticalité jusqu'au sommet du Daulaghiri, 4500m
de paroi. Même la vue in situ trahit les chiffres. Je pose le regard
sur la face, je ne vois rien d'autre qu'une extrême austérité, qu'une
raideur, qu'une ligne tendue jusqu'à la rupture. Il est impossible de
distinguer la moindre ligne de faiblesse qui laisserait entrevoir une
route menant au sommet. Dès qu'une de ces lignes apparaît, un sérac ou
une avalanche ou des chutes de pierres viennent contredire la première
impression.

La haute montagne enfin. La tente tous les soirs. Les glaciers et les
hauts cols. Des altitudes a faire palir, du 5000 en moyenne, du 5300
pour les cols, une tentative avortee sur un 6000 (pour l'anecdote, les
5850m sont atteints - record).
Le froid piquant et la ambouille mal cuite. Le sac qui s'allege un peu
aussi puisque consommee. Puis les crampons ou le piolet enfin
utilises.

Nous avons rencontre deux canadiens et le chemin s'est fait tout
naturellement avec eux. La meme vision de la montagne, la meme vision
des "vacances". Et l'anglais comme langue vehiculaire.

Descente a Jomosom. A pic pour 2500m de descente. Le massif des
Annapurnas fleurit de l'autre cote de la vallee. Tout au fond, des
avions minuscules decollent, nous laissant encore cette impression de
dominer la societe du haut de nos hauteurs etherees.

Ce voyage et le rythme lent et volontaire de la marche changent mon
etat d'esprit. Pour un bien. Mais pour un bien qui ne conviendra pas a
l'Europe que j'ai mise entre parentheses. La montagne rend tres fort,
tres puissant. Je me sens tout a la fois plein d'une compassion reelle
pour ce porteur qui gagne un peut-etre 3 euros par jours pour porter,
vetus de petites chaussures de sport et d'une petite laine, les 30kg
de surplus de son client. Et je me sens de plus en plus impitoyable
pour ces memes clients qui "ne savent pas ce qu'ils font". Qui
prennent leur staff pour des betes humaines, qui ne leur accordent pas
la moindre sympathie - ou si peu. Qui laissent leurs ordures a meme la
montagne sans doute parceque, s'il reviennent un jour au Nepal, ce ne
sera pas au meme endroit ; ils ne seront pas incommodes. Qui se paient
un luxe de porteurs, cuisiniers, etc. ici parcequ'il ne coute rien
pour leur bourse bien argentee ;  chose qu'ils n'auraient jamais les
moyens de se payer en Europe. Mais cette decision implique que ce
n'est plus la meme montagne qu'ils font. C'est de la consommation, du
supermarche. Et ca n'a meme pas l'air de les choquer.

Arrivee a Jomosom. C'est une ville touristique. Le village a ete
relegue un peu plus loin. Au point que de voir des enfants en
uniformes traverser la rue principale pour se rendre a l'ecole est une
curiosite, comme une absurdite au milieu des blancs trekkeurs. Jomosom
est cher. Les locaux ne cachent meme pas qu'ils n'en veulent qu'a
l'argent du touriste. Beurk. Fuir. Ce n'est pas ma montagne ni celle
de Christine, ni celle des amis canadiens Hans et Bob.

Notre route va mener encore une fois sur des chemins de traverse. Nous
montons vers le Tilicho Lake, plus haut que le lac Titicaca avec ses
4930m d'alitude. Cela nous aura pris 6 jours pour effectuer la
traversee. Montee abrupte et longue, recherches d'itineraire, camping
sur la neige et froid vraimen tres froid (-25...).

Mais juste apres, c'etai de nouveau le circuit des Annapurnas. Village
de Manang : magnifique ensemble tres tibetain. Du repos dans une
charmante guesthouse ou se melent locaux et quelques touristes. Meme
une seance de cinema ("Sept ans au Tibet", "Himalaya, l'enfance d'un
chef") dans une toute petite salle alimentee par un generateur. Des
orgies de tartes aux pommes et des monceaux de nourriture enfournes.

Il restait trois jours de marche rapide pour revenir a Jomosom par le
circuit des Annapurnas et le col du Thorung La (5400m). Des
guesthouses et restaurants toutes les heures de marche, les prix
augmentant avec l'altitude. Surtout, des marchands de souvenirs
harrassants au detour de chaque chorten... vendant leur
quincaillerie... Toujours l'appat du gain a peine dissimule derriere
chaque sourire force.

De retour a Jomosom, nous avons fait 15 minutes d'avion et sommes
rentres sur Pokhara pour ne pas devoir affronter encore 4 jours de
marche dans une telle atmosphere.

Une semaine de repos, de lecture plus tard, nous enfourchions a
nouveau nos montures. C'etait le 18 decembre. Deux echeances nous
attendaient : Noel dans la jungle nepalaise et Nouvel An a Delhi. Le
rythme du velo une fois de plus. C'est gracieux et exigeant. Il
restait encore un peu de montagne avant de rejoindre la plaine sise a
l'extreme Sud du Nepal, le Terai. Les Annapurnas se sont encore
montres longtemps, au detour d'une vallee. Il suffisait de tourner le
dos.

Avons traverse des gorges comme celles qui nous ont vues quitter le
Tibet puis Butwal et le plat. Une centaine de kilometre par jour et
jusqu'a 130.
Le 25 decembre a Royal Bardia National Park. En plein bush. Des lodges
partout et pas un seul touriste. Notre hote nous a cree une des plus
jolies soirees de Noel. Il a mis des bougies partout dans le jardin,
nous a offert a manger et a boire. Delicieux festin de dhal bat, de
poulet, un dessert. Une petite goutte meme pour saluer le petit Jesus
! Quelqu'un qui n'a rien de chretien et qui se plie en 4, juste pour
le plaisir de faire plaisir.

Lendemain c'etait balade guidee dans le parc. Nous avons vu des singes
et des cervides de toutes sortes, des crocos a quelques metres,
immenses. Les traces fraiches du tigre, de l'elephant et du rhino.
Mais aucun de ces rois de la jungle. La loi du bush, j'imagine.
Depaysant Noel. A Bruxelles, il devait ne pas neiger et faire un froid
humide, comme d'habitude.

Encore deux etapes de velo pour la frontiere indienne. Une belle crise
de fievre pour moi qui a dure un bon 48h. Pas tres drole de rouler
avec ca : ca ralenti la moyenne... Frontiere a Banbassa puis bus le
lendemain sur Delhi. Les routes sont dangereuses et les gens bizarres.
Ils s'attroupent et vous regardent pendant des heures si vous ne
bouger pas. Ils ne disent rien. Curieux de voir l'homme manger ou
mettre une veste. Derangeant. L'Inde, c'est trop de monde pour moi.

Delhi le 31 decembre. Une amie travaillant sur place nous accueille.
Nous passerons la soiree avec des US Marines et du personnel
d'ambassade. Nous avons meme ete deposes a l'endroit de la fete en
gros camion GMC blinde !!! Etonnant, c'est comme dans les films ! Le
gros cigare et le poker, le Dom Perignon et le vin italien.

Puis Christine est rentree chez elle en France. Difficile epreuve
apres 6 mois de vie totalement partagee.

De mon cote, j'ai acceuilli mes parents, nous sommes alles a
Dharamsala voir les amis tibetains en exil, j'ai fete mon anniversaire
puis ils sont partis. J'ai ete rejoint par un ami avec qui je pars
trekker autour de la Nanda Devi (le plus haut sommet de l'Inde) - une
dizaine de jours a partir de demain.
C'est interessant de retrouver des proches. Je suis toujours dans mon
voyage mais ils me remettent un pied en Europe, chez moi. Deroutant.
C'est difficile aussi : j'ai change completement mes standards et mon
mode de vie. Pas eux. Jamais je ne sais ou je dormirai le soir. J'aime
et je me rends compte du fosse.

Les projets pour la suite ont changes aussi. Autant vous tenir au
courant. Je m'envole mi-fevrier pour Taschkent et l'Ouzbekistan.
J'enfourche mon velo jusqu'a la mer Caspienne, prends un bateau
jusqu'en Azerbaijan et traverse le Caucase puis la Turquie.
D'Istanbul, je ne resisterai probablement pas a vouloir rentrer en
Belgique ou en France a velo. Il me reste encore un peu de sous sur
mon compte en banque et je ne me sens pas le courage de revenir tout
de suite...

Rassurez-vous, j'ai quelqu'un qui me manque terriblement a l'Ouest,
j'userai de toute la celerite imaginable ! ... Fin juin avec un peu de
chance.

Que tout se passe au mieux pour vous tous.
Mes plus profonds voeux de bonheur pour 2008 a chacun en particulier.
Envoyez des nouvelles (merci a ceux qui l'ont fait a a qui je n'ai pas
encore repondu)
Q.

Publié dans vélo

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